Mai 11

Le temps dans tous ses états

La puissance créative de la dernière minute

« Ne vous hâtez jamais, ainsi vous ne rendrez le dernier soupir qu’à la dernière minute. », Maurice Donnay

De Martin Luther King à Steve Jobs…

Tout le monde connaît le fameux discours de Martin Luther King « I have a dream… ». Pour autant, combien sommes-nous à savoir que ce texte si célèbre et si puissant a été finalisé en toute dernière minute, juste avant qu’il ne prenne la parole ? 

Des recherches sur le sujet ont révélé que Martin Luther King avait travaillé son texte jusqu’à 3 heures du matin. Et encore mieux, celui qui est reconnu comme l’un des plus grands orateurs américains prenait encore des notes et rayait des lignes de son travail de la veille quelques heures avant son discours. L’expression « I have a dream » prononcée à maintes reprises, a semble-t-il été ajoutée au dernier moment. 

En repoussant la finalisation de son discours jusqu’à la dernière minute, Martin Luther King est resté ouvert à de nombreuses idées nouvelles et utiles pour sa cause. Parce que ce n’était pas gravé dans le marbre, il a pu faire évoluer son message de manière créative, positive et impactante. 

Inimaginable pour certains ! Et pourtant… 

Savoir que des hommes comme Martin Luther King, Bill Clinton, Victor Hugo, ou Steve Jobs sont des « champions de la dernière minute », montre que l’anticipation et la planification ne sont pas nécessairement les voies royales pour atteindre l’excellence. D’ailleurs, Steve jobs parlait de « glandouille créative » comme méthode possible pour favoriser l’émergence d’idées atypiques. 

Repousser son action pour la réaliser au bon moment, et de préférence très peu de temps avant l’échéance, ou sur le fil du rasoir, est pour certains une source unique d’excitation, de créativité et d’efficacité.

Cela revient à repousser ses limites et celle du temps, par la même occasion. 

C’est loin d’être la norme dans notre société qui valorise plutôt les profils organisés, planificateurs, analytiques… plutôt que les profils dits originaux.

Notre société et nos organisations ont besoin de profils « originaux » au même titre que de profils planificateurs. Ils sont complémentaires, ne les opposons pas. Et arrêtons de stigmatiser ceux qui agissent simplement avec une approche différente. Il n’y a pas une méthode qui prévaut sur une autre. Le juge de paix, c’est le résultat et surtout la satisfaction du « client ». 

Je le dis d’autant plus volontiers que j’ai été longtemps habitée par un sentiment de culpabilité quant à ma tendance à délivrer plutôt sur la fin et dans un temps ultracondensé, quand la grande majorité de mes collègues ou partenaires avaient besoin d’organiser le tout au millimètre près. 

Découvrir, en préparant cette chronique sur l’urgence temporelle par opposition à la patience temporelle, que ce n’est pas une tare et qu’il s’agit d’une démarche en conscience qui apporte de nombreux bénéfices est de nature à m’enlever une grande part de culpabilité. 

J’en ai des anecdotes à raconter, où j’ai attendu (patiemment) jusqu’au dernier moment pour agir, avec parfois un sentiment de stress, de crainte et de culpabilité. 

Patience temporelle assumée

Par exemple, quand je me suis retrouvée à devoir faire du stop et à forcer une voiture à s’arrêter pour aller passer ma première épreuve au bac. Je venais de rater le bus, et je n’avais plus le choix. C’était l’examen de philosophie…

Inutile de préciser le niveau de stress qui m’habitait au moment de franchir la porte du lycée, à quelques secondes du démarrage de l’épreuve. Et en même temps je me rappelle encore le soulagement intense que j’ai ressenti à ce moment-là et de ma fierté d’avoir géré « l’impossible ». 

Il serait facile de penser, au regard des circonstances, que j’ai raté cette première matière… Curieusement, c’est celle où j’ai le mieux performé. Ceux qui veulent connaître mon résultat pourront toujours me le demander… en off. 

Un autre exemple de situation que certains jugeront à « haut risque » : le jour où je me suis retrouvée à apprendre mon discours quelques heures avant une convention de 3 000 personnes, parce que je l’avais modifié au dernier moment. Le bon moment selon moi, puisque c’est précisément à cet instant que j’ai compris que j’étais dans le flow. Ce sentiment de plénitude qu’on ressent quand les choses se révèlent tout d’un coup de façon claire et évidente. 

Les clients qui étaient à cet événement me parlent encore aujourd’hui de l’émotion qu’ils ont ressentie quand j’ai choisi finalement de dévoiler une partie de ma vie privée et de l’impact généré. 

Attendre le bon moment – souvent proche de la date limite – pour avancer ou finaliser un travail, que ce soit pour une intervention en public ou un ouvrage comme celui-ci, c’est choisir de passer un certain temps de manière « apparemment passive » à se nourrir. C’est se rendre perméable aux idées et opportunités qui serviront la cause…

Voir la ligne d’arrivée approcher donne incontestablement l’élan et le sentiment d’urgence qu’il faut pour aller à l’essentiel, de manière efficace, sans se perdre dans les détails ou se disperser.

Mais c’est aussi un vrai dilemme, quand il s’agit de collaborer étroitement avec une personne qui fonctionne à l’exact opposé de soi, et qui a besoin au contraire d’anticiper, de séquencer son travail et de l’étaler sur une plus longue période. C’est le cas de mon associée qui, en pure « urgente temporelle », se sent le plus souvent pressée par ce temps, là où ma tendance est de m’adapter en permanence à mon environnement et à changer jusqu’au dernier moment une présentation. La collaboration se révèle parfois moins fluide qu’anticipée, et en même temps, c’est aussi ce qui fait notre complémentarité et notre force pour nos clients…

Favoriser la créativité

Un éminent professeur comme Adam Grant, professeur de management à Wharton et auteur de l’ouvrage Originals[1], a mené des recherches qui tendent à prouver que « repousser l’action », loin d’être un frein à la réussite, peut être un formidable levier de créativité. 

« Le temps que Steve Jobs passait à remettre des choses à plus tard et à gamberger était du temps bien dépensé, dans la mesure où il permettait à des idées plus atypiques d’émerger, au lieu de foncer bille en tête dans le conventionnel, l’évident, le familier », souligne Business Insider[2].

Reporter une action de manière stratégique signifie arrêter les tâches créatives sur lesquelles nous travaillions avant qu’elles ne soient terminées pour permettre à d’autres idées créatives d’émerger et « de faire des progrès graduels en testant et affinant différentes possibilités[3] ».

En d’autres termes, quand on reporte un projet ou une action, le cerveau ne fait pas de pause et continue de travailler. C’est pourquoi agir au dernier moment peut se révéler plus efficace pour certains, car le projet a fait l’objet d’une profonde réflexion, pas toujours consciente, qui avec l’arrivée de l’échéance permet d’aller à l’essentiel. 

Pour bon nombre d’entre nous, l’approche de la deadline représente aussi un puissant moteur, parfois accompagné d’une poussée d’adrénaline, qui fait l’effet d’un booster. C’est vivre chaque fois un nouveau défi, qui nous pousse à nous dépasser, en un temps record. Et c’est aussi la satisfaction d’avoir concentré son effort et son énergie dans un projet ou une action, dans un temps optimal, avec un sentiment de plus grande maîtrise. 

Cette action de dernière minute réalisée sous contrainte forte – liée au délai court – provoque une poussée de stress positif qui prend la forme d’une forte excitation. Elle agit comme une force intérieure qui permet d’abattre en un temps record un travail qu’on n’aurait pas réalisé sans cette tension finalement « salutaire ». 

La richesse des complémentarités

Qu’on s’entende bien. Il ne s’agit pas ici de faire l’apologie du « dernier moment », quelle que soit sa forme. Il s’agit surtout de décrire une réalité que certains connaissent et expérimentent de manière plus ou moins heureuse, ou de façon plus ou moins assumée

En face, d’autres préfèrent anticiper et planifier, en laissant peu de place à l’inattendu ou à l’adaptation. 

Comme souvent, dans de nombreuses situations, c’est la richesse des approches et la complémentarité des profils qui permettent d’aller plus loin. 

Cela suppose d’avoir une tolérance pour la diversité et plus particulièrement pour les individus dits « originaux », qui font certainement preuve de peu d’anticipation, mais compensent par une créativité et une efficacité hors norme. 

Patrice Casenave, Cofondatrice de Orhigin
Découvrez ma contribution dans Le temps dans tous ses états, ouvrage collectif du Cercle du Leadership, réalisé sous la direction de Raphaëlle Laubie, préfacé par Joël de Rosnay, et postfacé par Elisabeth Moreno.


[1] A. Grant, Originals: How Non-Conformists Move the World, W.H. Allen, 2016.

[2] Lien vers l’article du Business Insider, Steve Jobs était un immense procrastinateur et il en a fait un moteur de réussite.

[3] Ibid.

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